Légères perturbations au-dessus de la Normandie
Excusez-moi. Je pense à vous et je vous remercie de vous soucier de mon sort.
Je n'écris plus ici depuis quelques jours, ou quelques semaines, déjà, je ne sais plus...
Les physiciens spécialistes de la chose prétendent que le temps est étirable, à cause de la vitesse constante de la lumière ; moi, poète, je suis bien d'accord avec eux, même si je suis tout à incapable de vous refaire la démonstration. Ces temps derniers, je les trouve caoutchouteux, pour ne pas dire immangeables : tantôt, ils filent comme des qui auraient attendu le dernier moment pour remettre leur feuille d'imposition, et parfois, il se traîne, pisseux comme un automne de Normandie...
Le temps n'est jamais à l'heure, trop pressé, ou trop épais.
Je me suis mis trente fois au clavier, avant de me décider. Et puis j'ai remis ça à plus tard. A la prochaine. Non, pas tout de suite. Finalement. Après. Pas maintenant. J'ai préféré griffonner dans mon petit cahier à la belle couverture que m'a offert mon amoureuse, ou alors regarder des films romantiques... J'aime ça, moi, les belles histoires d'amours qui finissent mal, vous savez, quand on pleure à la fin, quand le héros il meurt... Les amours qui changent de genre, selon leur nombre...
C'est à dire que quand je m'y mets, à écrire, rien que d'ouvrir le capot de ma machine, je cherche mes cigarettes, je ne sais pas, peut-être est-ce parce que j'ai besoin des volutes de fumées pour m'inspirer ? Le problème, c'est que je n'ai plus rien à aspirer : je n'ai plus de cigarettes, j'essaie d'arrêter de fumer. Pourtant, c'est pas l'envie que me manque : les habitudes me pourchassent, me harcèlent, me picorent, me chicorent, harcelé par le doute et les récepteurs de nicotine qui réclament leur dose, je souffre, pauv tit pépère... Au réveil, au café, en voiture, quand quelqu'un s'allume une clope, dans la rue, à la queue du cinéma, en revenant du boulot, à la pause, avant la réunion, après la réunion, au marché, au bistro, en sortant de la banque, du libraire, en partant en balade, en revenant de balade, en écoutant de la musique, comme ça, vingt fois par jour, la salope me tente au coin de la rue, du point du jour jusqu'au crépuscule... Hého, me dit l'envie, une petite cigarette ?
Mes journées sont faites de petites victoires sur moi-même. J'ai des crises de manque, bon, je gère, et puis j'ai eu aussi des crises d'angoisse, tu sais, quand on s'éparpille sans parvenir à se rassembler, on a l'impression de devenir dingue, d'un coup, on dit n'importe quoi, on a envie de se rouler en boule sous une couverture, vous voyez le genre de truc quoi.
J'avais finis par me résigner ; après vingt-deux ans d'addiction, je me disais que je serais fumeur jusqu'à mon terme, comme cette femme qui ouvre le clapet de sa trachéotomie pour s'injecter une bonne bouffée...
Je sais pas pour vous, mais autour de moi, le cancer fait des ravages. Ça tombe comme des mouches, par chez nous, les babyboomers. Pas forcément des cancers du fumeurs, non, c'est même assez rare, dans la masse, finalement, toutes sortes de cancers, les seins, les ganglions, les pancréas, les oesophages, les testicules, les anus, les intestins, les ovaires, les utérus, les cerveaux... Toutes ces maladies créées par l'homme, moi, ça me fout les foies. Ça me terrorise, bien plus qu'AL-Qeiada (petit clin d'oeil à la CIA).
Je dis pas que j'y échapperai, mais je sens que c'est pas la peine d'en rajouter.
Les écologistes, sourcil froncés, le disaient bien, depuis cinquante ans, attention, ça va nous retomber sur la gueule, attention, sur celle de nos enfants, aussi, attention ! Les antis, goguenards, disaient mais non, c'est génétique, t'inquiète.
Le déclic, c'est l'amour : j'ai pas envie que, dans trente piges même pas, mes proches viennent pleurnicher au-dessus de mon cadavre, en se disant que c'est injuste, que c'est trop tôt.
Ça m'est arrivé récemment, et, je vais vous dire, de voir quelqu'un partir trop jeune, trop vite... C'est sans doute trop dur, ça a beau être inacceptable, n'empêche que c'est là.
C'est aussi pour ça que j'avais pas envie d'écrire, pas trop, le deuil, vous savez ce que c'est, on se retrouve... incapable... J'avais plutôt besoin de parler parler parler de cet inacceptable, intolérable mort. Parler avec la bouche, je veux dire : écrire, c'est pas pareil. Moi je veux partir comme la grand-mère, sans m'en apercevoir, en foutinant dans la salle de bains.
Mais bon... On ne choisit pas, j'avais oublié. Même les macrobios craignent le crabe.
Avec le pognon que j'aurai économisé, j'irais bien aux Antilles.
Il faut que je reste vigilant : la dépendance au tabac, c'est pernicieux. J'ai pas gagné. Pas du tout.
Une petite bière ?