Homo Sapiens Neandertalis 1
J’ignore si on connaissait le concept d’année dans la société des hommes seconds, comme les appelle M. Coppens –nous sommes hommes troisièmes, donc. ; probablement qu’on vivait au rythme des saisons, mais justement, à cette époque-là, à cet endroit-là, ça tombait bien : il n’y avait que deux saisons, et c’était plus facile à compter. Donc : la grande crue avait lieu chaque année, au sortir de la saison des neiges ; les clans des environs se rassemblaient à ce moment-là, toujours au même endroit. Ils se retrouvaient et s’échangeaient les nouvelles du monde, on se retrouvait entre parents. On a toujours fait ainsi. D’aussi loin qu’on s’en souvienne. Les Hommes aimaient se reconnaître en tant qu’Hommes, alors pour cela ils se réunissaient pour faire des choses spéciales, ils chantaient, ils mimaient les Histoires Passées. Les Hommes avaient conscience d’être des créatures particulières dans l’ordre des choses…
Les sept jeunes gens s’étaient retrouvés un peu par hasard autour d’un petit feu, au pied d’un orme fourchu, à se faire griller de délicieux tubercules au porc-épic et à faire tourner une calebasse de tisane aux Herbes... C’était déjà la troisième nuit de la fête de la crue, et beaucoup avaient encore une anecdote à raconter, comme la fois où Gos l’Epine avait failli se faire croquer le nez par une loutre en ramassant des saumons dans une flaque, quelle rigolade ! Toute la nuit, ils avaient écouté les histoires de rhinocéros de Dor l’Entaille, ils avaient parlé des étoiles et des rêves, des lions et des rivières… Pour relancer les réjouissances, ils avaient mangé des champignons magiques et ils avaient dansé la Transe, ils avaient crié les Serments à la face des Étoiles et puis ils étaient tombés d’épuisement ; ils avaient eu un peu mal là la tête en se réveillant au petit matin, mais ils se souvenaient de tout, enfin, pas de tout, mais de l’essentiel, oui. D’ailleurs, depuis cette nuit mémorable, ils étaient devenus inséparables. Ils étaient tous jeunes, même si on surnommait Bâ « l’Ancienne » pour la chambrer un peu. Elle n’est pas encore très âgée du tout, mais simplement c’était elle la moins jeune, alors voilà.
Ces jeunes gens s’étaient trouvés cette nuit-là tant de points communs qu’ils avaient décidés d’en parler à leurs Mères. Un grand conciliabule solennel avait réuni les vieux et les femmes concernées (on appelait ça le Grand Conseil), et ils avaient fini par donner leur accord et leur bénédiction à la fondation d’une nouvelle troupe. Régulièrement, on approuvait ainsi la formation d’une bande qui agrandissait la grande famille des Hommes qui vivent au long du fleuve. On a toujours fait ainsi.